Lettre du Président de la Commission Défense à Charles Aznavour

Publié le mercredi 3 octobre 2018

Charles,

C’était au Caire ; l’époque des ‘’yéyé’’, de Claude François, de Dalida, de ‘’Sacré Charlemagne’’ et de ‘’Si j’avais un marteau’’.
Vous m’aviez causé mon premier grand chagrin, teinté de mélancolie. Du haut de mes douze ans, je découvrais et écoutais ‘’La Mamma’’, hymne d’amour à toutes les mères.
Plus de 50 ans plus tard, à Paris, ce premier octobre, vous m’avez infligé le même sentiment d’intense émotion, noyée dans une profonde tristesse. Vous vous en êtes allé ‘’au bout de la nuit’’, côtoyer les étoiles.
J’ai tenu à écrire ces quelques lignes pour témoigner, non pas de l’immense artiste, auteur-compositeur-interprète, comédien, éditeur, écrivain et poète, aux 1.200 chansons, désigné aux Etats-Unis comme l’artiste du siècle, devançant même Elvis Presley ou Franck Sinatra – d’autres sauront le faire beaucoup mieux – , mais de l’homme que j’ai eu l’immense joie de côtoyer de façon épisodique, puis assez régulièrement dans les années 90, et ce jusqu’en 2005 – 2006 environ.
Nous avions été présentés alors par un ami commun, Dominique, au travers de l’Association ‘’Aznavour pour l’Arménie’’ après le séisme qui fit 25.000 victimes et endeuilla, de par le monde, tous les amis des Arméniens.
Charles, vous êtes une légende ; mais une légende tellement accessible. J’assistais à vos concerts au Palais des Congrès. D’abord en fauteuil d’orchestre, puis en ‘’backstage’’ à partir des coulisses. C’était beaucoup plus amusant. S’ensuivaient alors, parfois, des dîners d’après-spectacle orchestrés par Levon, d’où vous vous éclipsiez souvent rapidement.
La sympathie que vous m’avez témoignée et votre gentillesse que j’ai toujours ressentie, se sont développées au fil du temps, au travers de nos conversations, et de l’intérêt commun que nous partagions pour les affaires publiques, les histoires drôles, la peinture et … Francis Bacon !
Pêle-mêle, assemblant mes souvenirs qui guident mon cœur et ma plume, permettez-moi de vous livrer ce que vous m’avez inspiré.

– Vous, si féru d’enseignement biblique, êtes d’abord un patriarche : un mari aimant et respectueux, un père attentif et affectueux, un grand-père gâteau, un frère et un beau-frère toujours présent, ravi, comme vous le soulignez, de réunir sa tribu où se mêlent harmonieusement Chrétiens, Juifs et Musulmans. Ainsi que les nombreux amis, jeunes et moins jeunes, qui se sont succédé au fil de 70 ans de carrière.

– Vous êtes aussi le patriarche, populaire, de la chanson française. Un précurseur et un découvreur de talents ; travailleur infatigable et professionnel perfectionniste, à l’instar des Maurice Chevalier, Charles Trenet et Yves Montand. Vous avez su aborder sans tabou et bien avant d’autres des sujets de société délicats, avec tendresse, finesse et justesse.
Et vous êtes le chantre de l’amour et de l’ôde à la femme éternelle.
Votre hygiène de vie et votre discipline quotidienne, m’avez-vous confié une fois, étaient, entre autres, le vecteur de votre longévité artistique.

– Mais vous êtes aussi un Ambassadeur. D’abord de la France que vous chérissez et à qui vous avez toujours manifesté de la reconnaissance et un attachement viscéral et dont vous avez grandement contribué au rayonnement culturel et universel.

– Vous êtes également, vous le diplômé ‘’es certificat d’études’’, l’Ambassadeur de la langue française et de la Francophonie, un amoureux des mots, orfèvre et ciseleur de rimes, dont les textes font désormais partie intégrante de notre littérature.

– Vous êtes aussi l’Ambassadeur permanent de l’Arménie, de ce peuple martyrisé qui a perdu son ‘’père’’.

– Vous êtes enfin un foisonnement de projets sans cesse renouvelés, diversifiés et votre regard est constamment tourné vers l’avenir.

– A propos de ce regard pétillant d’intelligence, il est le reflet de votre humour rafraichissant. Vous cultivez le sens de la dérision. Jongleur de mots, vous êtes le roi du calembour. Et l’on baisse rapidement la garde si on essaye de se mesurer à vous. Avec vous, on ne s’ennuie jamais.

– Oui, cher (affectueux) Charles, très cher (artistiquement parlant) me rétorqueriez-vous, c’est tout cela que j’ai ressenti en votre compagnie, avec de surcroît, un goût immodéré pour les blagues en général et pour les histoires juives en particulier.

– Votre appartenance à la communauté Arménienne explique sans doute la sympathie que vous éprouvez à l’endroit de toutes les minorités, du peuple Juif et d’Israël, où vous fut remis l’année dernière, par son Président, sa plus haute distinction.

– C’est d’ailleurs à Tel-Aviv où je me trouvais en octobre 2017, avec mon ami André Rossinot, Président de la Communauté du Grand Nancy, que j’ai assisté au concert que vous donniez dans un stade enthousiaste et plein à craquer. A la sortie nous avons échangé quelques mots. Vous m’avez invité à venir prendre le petit-déjeuner du lendemain à votre hôtel. Mais malheureusement je ne pouvais m’y rendre. Ce fut notre dernière rencontre.

Avant de conclure cette lettre, j’aimerais brièvement relater deux évènements qui me lient aussi à vous.
– Le premier, c’est le jour où vous aviez émis, en 1996, le souhait de visiter l’exposition Francis Bacon à Beaubourg.

Vous deviez repartir à l’étranger et la seule possibilité qui s’offrait, tombait un jour de fermeture du musée. Je réussis alors à joindre Jean-Jacques Aillagon, Président du Centre et futur ministre des Affaires Culturelles.

Grâce à son entremise, c’est en petit comité, qu’un mardi matin nous parcourûmes cette fabuleuse rétrospective où, grâce à vous, les tableaux monumentaux de Bacon prenaient, dans le silence, la quiétude et l’espace, un tout autre relief.

– Le second événement se déroule un 19 ou 20 décembre 1997, après une représentation au Palais des Congrès, où vous aviez invité Jacques Dominati, alors premier adjoint au Maire de Paris dont j’étais un proche.

En coulisse, malicieusement, en sa présence, vous vous êtes adressé à moi en ces termes : « Jean-Jacques, croyez-vous que Jacques Dominati puisse nous trouver un salon à l’Hôtel de Ville, pour un dîner de gala au profit de mon Association ‘’Aznavour pour l’Arménie’’ ? ».
La réponse de Jacques Dominati fusa aussitôt : « Bien sûr, pas de problèmes ! ».

On ne pouvait rien refuser à Charles Aznavour. Le seul hic, c’est qu’il s’agissait d’organiser ce dîner de bienfaisance dans un laps de temps très court, pour début janvier, en pleine période de fêtes, prévu pour 500 personnes, en présence du Président de l’Arménie, accompagné de plusieurs de ses Ministres, mais aussi du Catholicos, le chef de l’Eglise apostolique Arménienne !

Les murs du Protocole de la Ville de Paris résonnent encore de la fébrilité de son personnel ; et je présume que son Directeur d’alors, Monsieur Lescure, m’en a longtemps voulu !

Mais grâce aux fonctionnaires et édiles de la Ville, à votre entregent et à la communauté Arménienne, les ors des grands salons de l’Hôtel de Ville scintillent toujours sous la magnificence de ce dîner de charité, où, vous transformant en commissaire-priseur pratiquant des ‘’enchères à l’Américaine’’, vous avez réussi à récolter plusieurs millions de francs pour l’Arménie.
Ce fut une réussite totale.
Oui, c’’est aussi vous, tout cela, Charles ; élégant, généreux, fidèle, ne dédaignant pas les honneurs, légitimement fier d’être connu et reconnu, mettant sa renommée au service d’une cause qui vous habite.
Votre vitalité, votre mémoire, votre présence nous manquent déjà. De là-haut, vous scrutez les rappels et les hommages de la République et de tous ceux qui vous aiment et qui vous admirent.
Soyez persuadé que c’est avec joie que, pour ma part, « nous nous retrouverons, un jour ou l’autre – le plus tard possible j’espère -, si Dieu le veut » !
Jean-Jacques CURIEL

Président de la Commission Défense et Forces Armées du Mouvement Radical Social-Libéral.

Secrétaire-Général de l’Association Nationale Judaïsme et Liberté.