De nombreuses mesures peuvent être prises pour pallier les difficultés grandissantes d’accès aux soins en France, estime Madjid Si Hocine, médecin hospitalier, dans une tribune au « Monde ». Il cite la transformation du rôle des urgences, la réorganisation de la permanence des soins, ou la revalorisation des métiers de l’accompagnement.
Au début de ce siècle, il n’y avait pas besoin de « médecin traitant » : on trouvait sans peine un médecin généraliste appelé « médecin de famille » qui réalisait des visites à domicile, notamment pour les plus âgés – comme les kinésithérapeutes d’ailleurs. Le système de santé français était considéré comme le meilleur au monde en termes d’accessibilité. Nous sommes désormais proches du vingtième rang (The Lancet, 2017).
Entre-temps intervinrent les trente-cinq heures, les départs à la retraite non compensés par un numerus clausus malthusien, et l’ouragan du Covid-19. Cela conduisit à une situation impensable : des déserts médicaux y compris dans Paris, des lits fermés faute d’infirmières, des urgences dans une situation anarchique forcées parfois de fermer après s’être battues tant d’années pour un accueil inconditionnel.
Les perspectives d’amélioration sont maigres, le plan Ségur ayant prouvé que la revalorisation n’était pas tout et que les médecins étrangers ne suffiraient pas. L’intérim devient une carrière. Difficile de ne pas céder au défaitisme ; pourtant, si le système ne pourra pas être entièrement bouleversé, des suggestions peuvent être faites pour remédier à cette situation.
D’abord, les urgences ne peuvent plus et ne doivent plus être la porte d’entrée des hôpitaux. Cette organisation représente un coût important en examens pas toujours utiles, sauf pour la logique de « tri » à laquelle sont contraints les urgentistes sous pression. Il existe des expériences réussies d’adressage des patients (via des plates-formes de soumission d’avis, des lignes dédiées…), simples d’usage tant pour les médecins que pour les usagers.
Un gisement d’économies
Le spectacle de l’échouage mortifère des patients sur des brancards n’est pas tolérable : il faut ouvrir des lits de médecine polyvalente mais aussi mieux « faire tourner les lits », l’objectif n’étant pas de faire baisser à tout prix la durée moyenne de séjour à l’hôpital (DMS), devenue une obsession absurde, mais d’accélérer le passage vers les structures moins onéreuses.
L’entrée en moyen séjour [c’est-à-dire en services de soins de suite et de réadaptation (SSR)] doit être plus rapide, surtout pour les patients n’ayant pas besoin de soins techniques – c’est un gisement d’économies ! Il faut de plus créer dans chaque département au moins une structure d’accueil pour
les patients dont les problèmes sont plus sociaux que médicaux, et qui occupent des lits de « médecine » parfois pendant des mois. Et il est urgent de simplifier les procédures de tutelle pour dénouer certaines situations inextricables.
Cela implique aussi une réorganisation de la permanence des soins, certes déjà en cours : elle serait plus facile si les généralistes étaient plus nombreux, et acceptaient une coercition raisonnable (ne pesant pas seulement sur les jeunes générations) concernant l’installation et la participation au service de la garde.
Etre médecin engage à faire des gardes et à contribuer à la permanence des soins en contrepartie d’une rémunération correcte. Etre médecin en ville engage aussi à faire des visites, surtout auprès de nos anciens qui ne peuvent pas se déplacer. La rémunération sur objectifs de santé publique (ROSP) est un moyen de réaffirmer cette obligation, qui éviterait aux octogénaires d’appeler le 15 en expliquant que leur médecin « ne se dérange pas ».
Les déserts médicaux questionnent en définitive le rôle protecteur universel de la République, et c’est en ces termes que nous devons y répondre. Une contrainte raisonnée est inévitable là où l’incitation ne fonctionne pas. Par exemple, les sujets âgés qui ont perdu leur médecin référent doivent être prioritaires dans l’attribution d’un médecin traitant, et c’est le rôle de l’Assurance-maladie de l’imposer si nécessaire.
La pénurie de généralistes et d’urgentistes pose la question de la spécialisation du système où s’invente le « spécialiste du spécialiste » : nous avons certes besoin d’urgentistes bien formés, mais il sera compliqué pour les urgentistes de le rester à vie. Ne fallait-il pas conserver les diplômes d’études spécialisées complémentaires (DESC) d’urgence ouverts aux généralistes, pour que les urgentistes usés « rebasculent » sur la médecine générale ? Plus largement, la formation des médecins gagnerait à produire plus de cliniciens pour réduire la consommation d’examens.
D’un autre côté, la pénurie d’infirmières est une maladie chronique : il faudra en passer par une revalorisation pécuniaire, bien sûr, mais aussi symbolique. Les « paramédicaux » doivent pouvoir monter en grade ; quant au métier d’aide-soignant, il doit être un marchepied vers celui d’infirmier – les lombaires et les épaules l’imposent. Un infirmier doit accéder plus facilement à des spécialisations, ou au métier de médecin ou de kinésithérapeute. La pénibilité du métier d’infirmier aux urgences doit être admise, mais aussi celle des infirmiers en gériatrie et en psychiatrie !
Le service rendu doit aussi être honoré : s’il existe un ordre du Mérite agricole, des palmes académiques, à quand un Mérite sanitaire pour rendre hommage à l’aide-soignante qui danse la nuit sur le ballet des sonnettes ? A quand un accès privilégié au logement dans les grandes métropoles pour l’infirmière qui, ne pouvant s’y loger, ne veut plus y travailler ? A quand une prime « vie chère » adaptée au lieu d’exercice des professionnels hospitaliers sur le modèle des primes dans les départements d’outre-mer ?
Remettre du « soin » dans les Ehpad
Enfin, nous avons fermé des centres de long séjour hospitalier pour créer des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Aujourd’hui, il faut remettre du « soin » dans ces établissements où le niveau de dépendance est important et qui n’ont rien à voir avec la maison de retraite de naguère, se rapprochant davantage… des centres de long séjour, dont on cherche encore à réduire le nombre de lits.
Les moyens publics doivent être dirigés en priorité sur les établissements publics ou à but non lucratif. Partout doit s’imposer une obligation conventionnelle de médicalisation réelle : en mutualisant les professionnels sur plusieurs établissements, en nouant des partenariats avec des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) ou des hôpitaux. La certification des Ehpad doit être plus rigoureuse et plus régulière.
En dehors des mesures financières et structurelles, l’Etat doit accepter que notre système de santé est tel le Louvre : un joyau national. L’hôpital ne peut être vu comme une entreprise, au risque de conduire ses personnels au seuil destructeur de désengagement désormais atteint.
Mais les professionnels de santé doivent aussi redéfinir les principes philosophiques et moraux de leurs métiers si particuliers. Ce point, souvent mis de côté, participe de la crise actuelle. Ce processus de redéfinition devra sans doute être mené dès le début de la formation, et s’insérer dans une interrogation plus globale portant sur le modèle de société que nous voulons, à une époque où l’on parle de « sens » sans pouvoir l’indiquer.
Madjid Si Hocine est médecin hospitalier, référent du pôle gériatrique à l’hôpital Saint-Camille de Bry-sur-Marne (Val-de-Marne)