Tribune de Nathalie Delattre sur les prisons

Publié le vendredi 12 octobre 2018

« Les prisons nécessitent cinq grandes réformes »
Alors que débute au Sénat l’examen de la réforme de la justice, la sénatrice Nathalie Delattre et l’avocat Pierre-Olivier Sur identifient, dans une tribune au « Monde », cinq chantiers qu’il est nécessaire de lancer pour moderniser le système carcéral.
Alors que débute au Sénat l’examen de la réforme de la justice, la sénatrice Nathalie Delattre et l’avocat Pierre-Olivier Sur identifient, dans une tribune au « Monde », cinq chantiers qu’il est nécessaire de lancer pour moderniser le système carcéral.

Tribune. Une nation est grande quand elle traite correctement les plus fragiles de ses membres. Notamment les détenus. C’est donc, aussi, en considération de l’état de nos prisons que notre société sera jugée – et nous aussi, politiques et juristes, qui en avons la responsabilité.

Alors que le projet de loi de réforme de la justice est débattu depuis mardi 9 octobre au Sénat, en l’état, les chiffres du ministère de la justice font honte : le taux d’occupation moyen des maisons d’arrêt atteint 142 % ; la proportion de détenus présumés innocents en attente de jugement est de 28 % ; la proportion de malades psychiatriques 28 % (7 % de schizophrènes et 21 % de psychotiques). Et chaque année plus de suicides…

Tous les deux jours en France, il y a un mort en prison. Mais, pour la société, le pire est à venir : ceux qui sortent. Le taux de récidive (qui était inférieur à 50 % il y a trente ans), est aujourd’hui de 61 %. Or, c’est précisément dans cette population rendue hyper-criminogène qu’on trouve presque tous les terroristes qui ont apporté la mort dans notre quotidien.

Depuis le livre de référence « Surveiller et punir », de Michel Foucault, rien n’a vraiment changé
Qu’en pensent les criminologues et sociologues ? Depuis le livre de référence Surveiller et punir, de Michel Foucault (Gallimard, 1975), rien n’a vraiment changé, entre, d’une part, la prise de conscience que la prison doit tendre vers la réinsertion sociale du condamné par un travail d’éducation et, d’autre part, la politique aveugle du tout-carcéral, dont les réformes successives du code de procédure pénale n’ont pu réduire les effets dévastateurs.

Bien sûr, il y a eu des progrès. Alors que la France est régulièrement condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme en raison de « traitements inhumains et dégradants en détention », la crasse, les rats, les douches dangereuses et trop rares, ont alerté sur le fait que la prison républicaine ne pouvait plus être assimilable aux cachots du Moyen Age.

Alors, la maison d’arrêt de la Santé, à Paris, a été refaite de fond en comble, tandis que la centrale de Clairvaux (Aube) va fermer, renvoyant à la grande histoire judiciaire les fantômes de l’affaire Buffet-Bontems [auteurs d’une prise d’otages meurtrière en 1971, ils seront condamnés à la peine de mort] ou les « cages à poules » de sinistres mémoires. Grâce à la hausse du budget de la justice, on construit de nouvelles places de prison…

Le nouveau monde pénal

Mais le nouveau monde du pénal ne s’en satisfait pas. Qu’est-ce que le nouveau monde ? C’est celui de la loi « de modernisation de la justice du XXIe siècle » [promulguée le 18 novembre 2016], qui fait la part belle aux modes alternatifs de règlement des litiges (MADR), et où, les trois temps du procès rythmés par le code Napoléon – la loi / la violation de la loi / la sanction prononcée par le juge – ajoutent désormais un quatrième temps : les alternatives au procès. Inspirées du plea bargaining américain, elles permettent, dans la grande majorité des cas, quand cela est justifié, d’éviter la prison.

Ce sont en particulier les comparutions sur reconnaissance de culpabilité, ou les conventions judiciaires d’intérêt public – mécanismes qui pourraient s’appliquer aux affaires pénales fiscales selon le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude débattu en ce moment en navette entre l’Assemblée nationale et le Sénat.

En France, nous sommes loin d’une politique pénale reconstructive pour l’individu et la société
Le nouveau monde du pénal, c’est aussi, à l’intérieur des prisons, la nécessité de travailler à la réinsertion par un suivi socio-éducatif qui nécessite la présence de professeurs, de psychologues, et pourquoi pas… de spécialistes de méditation, comme en Inde. Surtout, prenons l’exemple des pays du nord de l’Europe, où les services de réinsertion préparent vraiment la sortie de prison.

En France, nous sommes loin d’une politique pénale reconstructive pour l’individu et la société, avec cette ambiance faite de bruits de clefs et de hurlements virils qui résonnent comme dans des cathédrales, de division en division, l’appel à la promenade, ou la cantine dans les coursives… Ce bruit caractéristique du ventre des prisons est la cacophonie de l’échec du tout carcéral.

Détention provisoire, malades mentaux, délinquants sexuels…

Il nécessite cinq grandes réformes. La première : réserver la détention provisoire avant jugement aux affaires criminelles les plus graves, qui sont les seules qui la justifient (terrorisme, assassinats, viols, atteintes sur enfants). Or, moins de 10 % des condamnations prononcées après détention provisoire concernent des affaires criminelles. Nous ne sommes donc pas loin de penser que moins de 10 % des 28 % de prisonniers en détention provisoire y ont seulement leur place. On rendrait alors disponibles 17 000 places de prison !

La seconde : admettre les malades mentaux et les personnes souffrant de troubles psychiatriques dans des unités médicales dédiées car ils relèvent d’abord du ministère de la santé. En 2006, le Comité consultatif national d’éthique déplorait « un déplacement de l’hôpital psychiatrique vers la prison ». C’est le paradigme inverse qu’il faut rechercher.

La troisième : créer des centres réservés aux délinquants sexuels, tant la perte de repères des stimuli du désir qui conduisent au passage à l’acte, impose un suivi très adapté et surtout exclusif d’une population carcérale qui rejette ce type de criminalité comme une honte cause d’humiliations de toute nature et met en péril tout traitement.

La quatrième : non seulement traiter à part les affaires de terrorisme, mais aussi contrôler le prosélytisme. Donc organiser, pour ceux qui le souhaitent, l’accueil d’hommes et de femmes de toutes les religions, qui délivrent les messages de paix de leurs religions. Et, surtout, mettre en place un programme scientifique de déradicalisation.

La cinquième : s’inspirer de la Scandinavie qui a réussi, en limitant la détention provisoire et en favorisant les prisons « ouvertes » par un accompagnement des sorties, à diviser par deux le taux de détention et à faire baisser de manière significative les chiffres de la récidive.

Alors, la France, en donnant du sens à l’incarcération, n’aurait même pas à construire de nouvelles places de prison !

Nathalie Delattre, Sénatrice de la Gironde et Pierre-Olivier Sur Ancien bâtonnier du barreau de Paris

10/10/2018